Gravure ancienne montrant l'entrée d'un terrier.

Dans la catiche

La face mal cachée de la Loutre


Enquête linguistique

Temps de lecture estimé : 14 minutes

Il m’arrive de me lancer dans des enquêtes totalement stupides et improbables. Ça arrive quand un évènement aléatoire m’intrigue, et de là je tente de remonter la piste le plus loin possible. Parfois j’obtiens des réponses qui me satisfont, parfois non. Quoi qu’il en soit, j’ai pensé que ça pourrait être amusant d’en partager une avec vous, alors c’est parti !

Aujourd’hui, nous allons parler d’une série de livres improbables : les « slanguage », ou le pire de l’apprentissage des langues étrangères.

Description de l’abomination

Il faut savoir que j’ai une « petite » compulsion : j’ai une bibliothèques massive de livres de langues. Tout un tas, surtout des langues que je n’ai jamais apprises et ne compte pas du tout apprendre. Mais on ne sait jamais, hein, après tout.

On pourrait penser que c’est déjà bien suffisant, mais je ne résiste jamais à l’attrait d’une nouvelle méthode. Quand j’ai croisé les livres « Slanguage » au hasards de mes pérégrinations sur le grand internet, j’ai tout d’abord pensé qu’il s’agissait de livres d’argot (« slang », donc). Des images du contenu m’ont bien vite détrompé : il s’agit en fait de… Livres de phrases toutes faites, un peu dans la vibe des petits livres qu’on utilise avant de voyager quelque part pour se débrouiller un peu (le genre de méthodes « apprenez telle langue en 48 secondes »). La différence, c’est que l’idée de ces livres est d’apprendre la phonétique en utilisant des mots anglais. Si c’est pas assez clair, voici un exemple avec le français, pour que tout le monde puisse comprendre :

Image montrant 4 phrases, avec chaque fois la version en anglais, la traduction française, et la version "phonétique". Par exemple : welcome, bienvenu, et "bee evan knew" qui est supposé ressembler à bienvenu.

Pas besoin d’être linguiste pour sentir que c’est une fausse bonne idée. Même si on prend en compte que ces livres s’adressent à un public américain, et même si c’est à la frange qui ne s’intéresse pas du tout aux langues étrangères et veux simplement quelques phrases pour voyager, c’est une absolue catastrophe.

La prononciation proposée est parfois « ok tier », mais d’autre fois c’est vraiment catastrophique et risque de poser problèmes aux natifs du pays visité. Si les exemples que j’ai vu en français sont généralement de la première catégorie si on est pas trop regardant.e, un rapide coup d’œil à la version japonaise m’a dressé les cheveux sur la tête. Par exemple : « Sign Oh Notta » pour « Sayounara ». Je veux dire, bon, wtf s’est-il passé ici ? Notta pour « nara » ? J’imagine à peine le visage perplexe de la personne à qui on dit un truc pareil. Dans la même veine, on appréciera le « Doe Moe Oddy Got Toe » pour « Doumo arigatou », ou « Key Day » pour « kirei ». Même sans réfléchir, je me dis qu’un « doe moe ali got toe » serait déjà un poil moins pire. Ou « key lay » pour « kirei ». Dans tous les cas ça reste des abominations, entendons-nous bien. Mais ça serait déjà un peu moins loin du compte, et vaguement plus compréhensible.

Donc ouais, point de reproche numéro un : ça fait mal son seul et unique travail.

Point numéro deux : la sélection des phrases. Si je ne me fie à un commentaire Amazon de la version pour le français (car visiblement… Des gens achètent ça…), sur un livre annoncé de 96 pages seules 72 contiennent des mots ou phrases, et il y en a 4 par page. Ce qui nous fait un total de 288 phrases/mots. C’est peu, mais à la limite pour un livre utilisé dans le cadre d’un court voyage, ça peut aller. Par contre le problème survient quand la sélection des phrase comporte des choses comme « Oui oui, pipi, chouchou » (est-ce seulement UNE PHRASE ?), « qui aime l’ail ? », « les jolies filles d’abord », il est évident qu’on est pas sur une sélection axée « survie en pays inconnu ».

Point numéro trois : on remarque aussi parfois de grosses erreurs de grammaire, comme dans « c’est nous qui paie ». D’accord, c’est compréhensible si la personne a qui on parle a conscience de notre faible niveau. Mais je dois dire que c’est la première fois qu’une méthode de langue (je pleure du sang en écrivant ces derniers mots) me suggère directement des phrases totalement fausses.

Je pourrais continuer longtemps, mais on a déjà un bon aperçu de la catastrophe. Même pour un petit voyage, ou même pour avoir un premier contact avec une langue, ces livres sont clairement le PIRE moyen de réaliser votre objectif. Même si je n’apprécie pas trop la méthode des phrasebooks pour débutants, je peux comprendre que certaines personnes aient besoin d’être capable de communiquer un minimum le plus rapidement possible. Heureusement, il existe un taaaaas de références bien meilleures que celle là.

L’enquête

Vous vous demandez peut-être « elle est où l’enquête ? ». J’y viens.

Après avoir passé de longues minutes sur les pages Amazon, abasourdie, la question la plus évidente s’est posée : est-ce un scam ? Ou même une sorte de blague ? Vous en conviendrez, ça fait pas très sérieux tout ça. Et pourtant, il y a bel est bien des livres physiques vendus à de vraies personnes, de toute évidence. Si c’est une blague, elle est donc un peu trop poussée. Poussée au point d’être objectivement une arnaque. Les langues les plus communes ont environ une centaines de commentaires sur leurs pages Amazon (et toujours très majoritairement positifs, ce qui soulève une autre question…), et si on se base sur une estimation basse d’une personne sur dix qui aurait la motivation d’écrire un commentaire, ça fait tout de même un paquet d’exemplaires vendus, en cumulé (ou bien, la réponse à la fameuse question soulevée plus tôt est « oui, il achète des commentaires positifs », et ça serait déjà plus logique). Quoi qu’il en soit, c’est suspect.

Screenshot de la zone "commentaires client" sur la page Amazon, avec 232 évaluation dont 63% à 5 étoiles, 16% à 4 étoiles, 10% à 3 étoiles, 7% à 2 étoiles et 3% à 1 étoile.

Mon premier réflexe a été de me renseigner sur l’éditeur. Et visiblement, de ce côté rien à signaler, c’est visiblement une entreprise de l’Utah, spécialisée dans les livres lifestyle (cuisine, jardinage, belles photos…). Si la collection est effectivement référencée, elle l’est dans la catégorie « humour ». Ok, c’est une blague, fin de l’enquête !

… Wait.

Quand on regarde les couvertures, ok il y a écrit « a FUN visual guide to (langue) terms and phrases », mais ça n’en fait pas pour autant clairement une blague. D’ailleurs, la plupart des commentaires nous montrent bien que les gens pensaient trouver ce que la couverture indique : un moyen FUN d’apprendre des phrases et des mots. Donc c’est encore autre chose. Est-ce du troll à tiroir ? Genre « ça a l’air d’être du troll, mais en fait on le tourne de manière à ce qu’on pense que c’est quand même un vrai produit utile, et à la fin on découvre que c’était bel et bien du troll » ?

Il fallait passer à l’étape suivante.

L’auteur

Je me suis donc renseignée sur les auteurs… Pardon, l’auteur. Un seul. Pour une série de livres sur 11 langues différentes dont des langues rares. Wouh, me suis-je dit, le mec est prolifique. Une seule personne pour commettre tout ça, avec autant de fautes évidentes, on sent bien que c’est pas vraiment le fruit d’une passion. Le type a eu une idée qu’il a jugé très bonne et s’est lancé dans toute une collection, en se basant sur… Gaïa sait quel contenu. Parce qu’à ce moment de l’aventure, vous avez probablement pensé « bah Google trad, non ? » Non.

Car en me renseignant sur l’auteur, je suis arrivée sur le site internet officiel de la collection. Et… Une image vaut mieux qu’un long discours.

Si comme moi vous avez connu l’internet de la fin des années 90/début des années 2000, ça va vous rappeler des souvenirs. Pour les autres, bon courage, et ne regardez pas cette image plus de 10 secondes par session, espacées d’au moins 30 secondes.

Je tiens à dire que mon tout premier réflexe en arrivant sur cette page a été de regarder dans le coin de mon écran où s’affichent les alertes malware, mais rassurez-vous : il n’y a rien à signaler. C’est vieux, abominable, incompréhensible, mais à priori sécure (je n’ai cliqué sur aucun lien externe, en revanche, donc faites gaffe aux cas où).

J’aimerais dire qu’il y a une structure mais… Je n’ai RIEN compris à tout ça. C’est une sorte de collage chaotique d’idées farfelues, avec un peu de pub de temps en temps, notamment pour des casino (mais de la pub artisanale, avec un lien tout simple).

C’est simple, on a l’impression d’arriver sur un site portail vers le dark web. J’ai vraiment cru confirmer mon hypothèse de base à ce stade : c’est un scam doublé d’un trolling maladroit. Il y a tout de même une pub qui fait un bruit de pet quand on descend sur la page… Que… Comment…

… Bref, revenons à nos moutons.

Car dans tout ce fatras, il y a quand même quelques informations intéressantes à relever. Par exemple, la bannière, avec ce texte écrit en ORANGE sur fond ROUGE : « a quick and easy way to pick up a language ». Le « fun » a disparu, même si le site en lui-même est assez peu sérieux pour qu’on suppose que tout ceci n’est qu’une grosse blague. Et en allant tout en bas de la page, on peut lire « Copyright © 1995-2019 ». Que voilà une info importante ! De deux choses l’une : soit l’année indiquée (1995) fait partie de la blague, soit le site est réellement aussi vieux et n’a jamais été retouché (et c’est dommage parce qu’on ne comprend RIEN, il n’y a aucun index et la plupart des pages, pourtant existantes, ne sont pas accessibles via la page principale par exemple… J’ai jamais vu une catastrophe pareille, en toute franchise). On a aussi le nom complet de l’auteur (dans le sens criminel du terme), ce qui permet de passer par notre moteur de recherche préféré et d’arriver immédiatement sur un article du NYtimes (rien que ça !) et de lire ce paragraphe :

« Near Philadelphia, Michael Lawrence Ellis III, an amateur linguist fascinated by accents and regionalisms, publishes a series of regional handbooks under the title  »Slanguistics, » and maintains a popular web site (www.slanguage.com) that collects regional pronounciations and phrases from correspondents all across the country. Here are some recent ones (syllable inflections were not provided). » (En gros, on nous dit que Michael Lawrence Ellis III est un linguiste amateur [pardon lol mdr koient] qui s’intéresse aux parlers régionaux).

L’article date de 1997, donc c’est tout a fait cohérent. On trouve aussi sans forcer un article du Chicago Tribune, daté de 1994.

C’est là qu’il faut se rendre à l’évidence : le mec est vraiment sérieux dans ce qu’il fait. Il a probablement l’impression de faire de la vulgarisation, et pas d’arnaquer les plus crédules qui pensent tenir un moyen simple de saisir la prononciation d’une langue étrangère. Il a l’air… Sincère. Et je trouve ça un peu pathétique (au sens premier : qui inspire de la pitié). D’un autre côté, quel genre d’ego il faut avoir pour avoir été aussi loin dans un projet clairement amateur (et là, dans le sens négatif du terme) ? Il n’y connait RIEN, il n’a l’air d’avoir aucune notion de prononciation ou de grammaire dans les langues qu’il essaie de vulgariser, mais ça ne l’arrête pas ! Tiens tiens, il y a une phrase qui me semble coller à ce personnage : « carry yourself with the confidence of a mediocre white man » (un genre de « vie ta vie avec une confiance en toi digne de celle d’un mec blanc médiocre »). On a trouvé le mediocre white man originel.

Et pour rester sur le thème de l’orgueil, voilà un tableau qu’on trouve sur son site. Il ne doute VRAIMENT de rien, c’est presque admirable.

Tableau comparatif entre la méthode démontée ici et des gros acteurs du marché. Le but du tableau est de montrer que les "autres méthodes" sont beaucoup plus chères et pas amusantes.

Il est temps de finir de tuer l’hypothèse Google trad, en tout cas. Le service n’existait tout simplement pas à l’époque. Il y avait quelques tentatives, peut-être… Je me souviens de babbelfish et équivalents, qui doivent avoir disparu depuis. Mais c’était très basique, et assez peu utilisable. Donc je n’ai aucune idée des sources qu’utilise ce bon vieux Mike pour ses torchons ses ouvrages.

Le dernier clou

Bon, l’enquête touche à sa fin, même si ça se termine un peu platement. Ma théorie : le site est moche parce qu’il est très vieux (d’ailleurs, notons que sa bio sur amazon dit « Mike Ellis a web designer who runs the popular website www.slanguage.com. », ce qui serait drôle si c’était pas aussi triste). Donc ouais, un site vieux et jamais remis à jour, des bouquins produits on ne sait comment mais visiblement avec une certaine sincérité, et voilà. Rien de mystérieux dans tout ça, je pense. C’est nul, oui, et il ne faut évidemment rien acheter de cette collection. Mais c’est hélas la fin de mon questionnement.

Ou alors…

Bon allez, one more thing. J’ai hésité à l’ajouter parce que c’est peut-être un peu méchant et hors sujet, mais l’enquête prend ses propres décisions, m’voyez.

Vous avez peut-être remarqué la manière très pompeuse dont l’auteur se présente sur son site et dans les articles de journaux ? Il a même un numéro, quoi, si c’est pas la grande classe (ou alors le signe flagrant d’un manque d’imagination familial). Une recherche sur cette orthographe précise ne donne d’ailleurs que quelques résultats un peu sérieux. Mais si vous aimez mener des enquêtes stupides sur internet, vous avez peut-être noté le manque d’une piste de base : l’adresse mail. Encore plus facilement qu’avec un nom, une adresse mail vous identifie à coup sûr sur internet, d’autant plus qu’on a un numéro de téléphone associé. Et voilà ce qu’on trouve quand on cherche son adresse mail :

Image du site pro de l'auteur, où il mélange ses compétences professionnelles (charpentier, peintre, etc) et des photos de ses nombreux chiens.
Tag yourself. I’m Bad-Ass Bill.

Alors ça n’est pas le fait qu’il semble réellement gagner sa vie comme homme à tout faire qui est notable, ni qu’il semble aimer les chiens (c’est une qualité que je sais apprécier). Mais il semble beaucoup moins orgueilleux dans sa vie quotidienne (d’ailleurs, dans la bannière de ce site, bien moins agressif visuellement, on note « stay humble, work hard, be kind ») : adieu le nom complet, et vive le photomontage aléatoire. Sincèrement, je trouve ça un peu… mignon. Mais je ne peux pas oublier qu’il se présente comme un « web designer linguiste » sur Amazon, alors que le côté « web designer » est tout autant à la ramasse que le côté linguiste.

Bref. Encore une fois, j’ai hésité à ajouter ça parce que c’est sans lien avec le sujet, mais d’un autre côté j’ai démarré mes recherches avec l’envie de l’insulter pour sa production médiocre, et quand je suis tombée sur ce dernier site mon outrage est retombé comme un soufflé. C’est juste un américain blanc lambda de plus de 50 ans (je pense). Rendez moi ma colère, merde ! Là je me sens toute… « hooo poupougne, va. » Et je n’aime pas ça.

CEPENDANT. Je persiste à penser que, intentionnelle ou non, ces livres sont une arnaque et devraient être retirés de la circulation, point. Même pour 10 balles, je suis sure qu’on peut faire mieux, surtout à notre époque ! Alors ne tombez pas dans le panneaux des méthodes dites faciles : apprendre une langue demande de l’investissement, surtout sa prononciation. Si c’était aussi facile, ça se saurait. Même les langues les plus faciles à prononcer ne sonneront pas « natives » sans un travail acharné de plusieurs années (ui, même le japonais). Et si vous avez juste envie d’apprendre quelques phrases pour vous dépatouiller dans un autre pays, rien que le site « 50 language » fait un bien meilleur travail (Vous pouvez cliquer sur le bouton avec un drapeau anglais et « EN anglais (UK) » vers le haut de la page pour choisir la langue que vous voulez, vous pourrez ensuite choisir les sections de votre choix, il y a des audios pour tout, souvent en double avec une lecture par un homme et une femme, et c’est gratuit nom d’une pipenbois !).

Voilà. Merci de m’avoir suivie dans cette enquête palpitante et menée d’une main de Maîtresse (- Télérama), et à bientôt pour de nouvelles aventures, sans nul doute tout aussi épiques !



2 réponses à “Enquête linguistique”

  1. @Loutre j'ai lu l'article avec grand plaisir, et ça m'a évoqué un autre cas possible d'incompétence naïve qui a gagné une petite célébrité avec le temps, je ne sais pas si tu connais https://www.youtube.com/watch?v=hXfeh0Rf5gI&t=34

    1. Incroyable, merci pour la découverte ! Je ne connaissais pas mais je suis actuellement morte de rire, c’est du grand art !

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