Gravure ancienne montrant l'entrée d'un terrier.

Dans la catiche

La face mal cachée de la Loutre


Après « Le consentement », de Vanessa Springora

Temps de lecture estimé : 10 minutes

CW : abus sur mineur

J’ai eu l’occasion de voir une série de films recommandés par une autrice, récemment. Dans le lot, en dernier sur la liste, le film « Le consentement », adapté du livre de Vanessa Springora. Un film dont je savais que le sujet (l’emprise de Matzneff sur elle alors qu’elle était adolescente) me remuerait, mais qui me semblait assez loin de moi pour ne pas risquer grand chose.

Hé oui, malgré mon grand âge il m’arrive d’être naïve à mes heures ! Le film est évidemment un monument de malaise, je ne pouvais pas m’empêcher de voir tout ce qui n’allait pas, et ce dès le début. Certaines scènes ont résonné en moi à un niveau que je n’ai pas voulu analyser pendant le visionnage, mais sont revenues me hanter. Des scènes assez simples, pas du tout les plus atroces (c’est d’ailleurs étrange… On ne comprend pas toujours ses propres traumas).

Par exemple, lorsque G. la traîne dans des dîners comme un trophée et que V. se retrouve là, coincées entre des adultes qui parlent comme si elle n’était pas là. Quand elle tente de trouver sa place malgré tout en disant qu’elle est une adulte, elle aussi. Cette scène a fait remonter un souvenir précis du même tonneau, et je n’ai pas eu imaginer comment on peut se sentir dans un moment pareil. J’ai senti mon ventre se nouer comme à l’époque.

Autre moment, cette fois sur la fin du film, où le… Non, je ne peux pas dire couple, alors disons les deux protagonistes se disputent. V. tente encore une fois de se faire entendre, de partager des choses avec celui à qui elle donne tant, et il lui rétorque « on peut aussi parler d’actualité ou de religion. Dis quelque chose d’intéressant ! Allez ! » J’aurais pu pleurer. Ce mépris pour la jeunesse qu’il désire, mais qu’il désire silencieuse et considère n’avoir rien à lui apporter d’autre qu’un corps. Il considère que V. est stupide, comme toutes les « bonnes femmes » du reste, et lui parle enfin comme il en a réellement envie, sans les fioritures de « l’artiste » (le rôle de toute une vie).

Cependant, le film fait un mauvais travail à certains moment et il me manquait des informations. J’imagine que le fait de ne pas avoir lu le livre avant de le voir n’aidait pas, alors c’est ce que j’ai fait, le soir même. Une lecture très courte et donc rapide, qui a comblé les manques. Et, de nouveau, des parallèles, des parallèles partout. Est-ce que j’ai beaucoup en commun avec V., ou est-ce que tous les prédateurs fonctionnent de la même manière ? Est-ce qu’ils décèlent les mêmes failles, ou bien les creusent-ils pour arriver au même résultat ?

Dès le début, j’ai été choquée par l’évidence : une relation compliquée entre les parents, un père catastrophique et surtout absent. Une mère qui reporte son affection sur sa fille unique, l’emmène partout avec elle comme une adulte tout en lui mettant involontairement une énorme pression (notamment scolaire). J’aurais presque pu écrire les premiers chapitres. Troublant.

V. parle de sa construction dans la recherche du regard des hommes, de son besoin de trouver quelque chose de l’ordre de l’affection et de la protection.

Le manque, le manque d’amour comme une soif qui boit tout, une soif de junkie qui ne regarde pas à la qualité du produit qu’on lui fournit et s’injecte sa dose létale avec la certitude de se faire du bien. Avec soulagement, reconnaissance et béatitude.

Quand elle rencontre G. on note aussi une forte volonté d’émancipation, trop tôt. Elle va imposer à une mère un peu perdue une relation avec un adulte, et quitter plus ou moins le foyer. Là aussi, l’effet miroir est fort. Dans mon cas, « heureusement » la différence d’âge était bien moins importante, même si on peut se demander si ça change quelque chose. Et la distance a fait que je suis totalement partie, pas seulement « ponctuellement » comme V. qui pouvait rentrer chez sa mère au besoin. Mais globalement, je comprends tout ceci très intimement.

Pourquoi une adolescente de quatorze ans ne pourrait-elle pas aimer un monsieur de trente-six ans son aîné ? Cent fois, j’avais retourné cette question dans mon esprit. Sans voir qu’elle était mal posée, dès le départ. Ce n’était pas mon attirance qu’il fallait interroger, mais la sienne.

Bien sûr, la relation en elle-même est ce qui résonne le plus, et fait le plus de dégâts. Le même « love bombing » du début, puis l’isolement, puis la découverte que l’autre est un pédophile tout en essayant de relativiser, de continuer.

Depuis que j’ai lu les livres interdits, ceux qui étalent sa collection de maîtresses et détaillent ses voyages à Manille, quelque chose de visqueux et de sordide est venu recouvrir chacun de ces moments d’intimité dans lesquels je ne parviens plus à voir la moindre trace d’amour. Je me sens avilie, et plus seule que jamais.

L’abus, toujours plus, physique et mental. Et enfin les disputes, qui sont surtout des appels à l’aide face à un homme qui ne comprend pas ou fait mine de ne pas comprendre. Les reproches constants pour n’être que ce qu’on est. Et, bien sûr, pour être stupide. Le petit manuel du prédateur, suivi à la lettre.

Mais je ne suis pas de taille pour la joute verbale. Trop jeune et inexpérimentée. Face à lui, l’écrivain et l’intellectuel, je manque cruellement de vocabulaire. Je ne connais ni le terme de « pervers narcissique » , ni celui de « prédateur sexuel » . Je ne sais pas ce qu’est une personne pour qui l’autre n’existe pas. Je pense encore qu’il n’y a de violence que physique.

Puis survient la rencontre avec un autre homme qui laisse entrevoir qu’une autre façon de vivre est possible, et la rupture, enfin, malgré la réaction d’une mère difficile à comprendre (la mienne m’a carrément fait la gueule pendant des jours…)

Quand j’annonce à ma mère que j’ai quitté G., elle reste d’abord sans voix, puis me lance d’un air attristé : « Le pauvre, tu es sûre ? Il t’adore ! »

Quoique… Est-ce vraiment terminé ? Bien sûr que non. Ce genre d’homme traite ses victimes comme des mouchoirs jetables, mais c’est lui qui jette. G. va donc poursuivre V., en téléphonant chez sa mère tout d’abord, puis le harcèlement va prendre la forme de livres dans lesquels il la dénigre. Ho le vieux, il aurait pu utiliser les emails et la messagerie instantanées ! C’est beaucoup plus simple, juré.

Quand je crois être enfin libre, G. retrouve toujours ma trace, pour tenter de raviver son emprise. J’ai beau être adulte, dès qu’on prononce le nom de G. devant moi, je me fige et redeviens l’adolescente que j’étais au moment où je l’ai rencontré. J’aurais quatorze ans pour la vie. C’est écrit.

Que peut-il bien avoir à lui dire, après toute cette violence infligée ?

Je dois sans doute me consumer de regrets à l’idée d’avoir détruit une union aussi noble, et de l’avoir tant fait souffrir ! Jamais il ne me pardonnera de l’avoir quitté. Il ne s’excuse de rien. La coupable, c’est moi, coupable d’avoir mis fin à la plus belle histoire d’amour qu’un homme et une adolescente aient pu vivre. Mais quoi que j’en dise, je suis et resterai à lui pour l’éternité, car notre folle passion ne cessera jamais de luire dans la nuit grâce à ses livres.

C’est absolument insupportable. Il y aurait vraiment un manuel quelque part pour expliquer à ce genre d’ordure comment se comporter avant, pendant et après la relation ? Comment s’accrocher à une femme que vous avez fait souffrir pour continuer à lui empoisonner la vie ? C’est tellement malsain, quand on regarde ça d’un point de vue extérieur. Je ne garde pas de lien avec les gens qui m’ont fait souffrir, la vie est trop courte ! Alors pourquoi eux s’infligent la douleur de tenter de renouer avec celle qui leur aurait fait tant de mal ? Quel mystère hein, VRAIMENT. (/s) Sans parler de cette violence sous-jacente, cette frustration qui menace sans arrêt d’exploser parce qu’on leur a retiré leur jouet… Ça va se traduire par les messages alternant compulsivement compliments et insultes dans des cycles plus ou moins longs, par la dépossession de notre histoire en en racontant une qui n’a rien à voir avec la réalité aux autres personnes (la fameuse « ex folle »), mais aussi par la diffusion de photos privées… Ou pire. Heureusement, ni V. ni moi n’avons été victimes de féminicides (d’ailleurs, il faudra que je raconte comment ça aurait pu être très différents car j’étais une jeune femme stupide, mais c’est pas le jour pour en parler). Nous ne sommes, hélas, pas des anomalies dans un système patriarcal.

Ce qui caractérise les prédateurs sexuels en général, et les pédocriminels, en particulier, c’est bien le déni de gravité de leurs actes. Ils ont coutume de se présenter soit comme des victimes (séduites par une enfant, ou une femme aguicheuse), soit comme des bienfaiteurs (qui n’ont fait que du bien à leur victime).

Cette lecture m’a bouleversée, je ne vais pas mentir. Tellement, mais tellement de points communs, jusqu’à sa dernière année de lycée effectuée au CNED. Des grandes jusqu’aux petites lignes. Un contexte différent, une situation sociale différente, des fréquentations différentes. Et pourtant, les conséquences identiques à des causes identiques. L’interrogation, obsédante, et cependant toujours la même : les causes sont-elles notre propre fragilité, ou la présence massive de prédateurs autour de nous ? En tant que féministe, je suis malheureusement obligée d’admettre que je penche pour la seconde option. L’histoire de V. est si proche de la mienne que c’en est douloureux, mais elle doit être tout aussi proche de celles de milliers (millions ?) de femmes. Le patriarcat utilise la souffrance des femmes comme carburant, et nous en avons toutes conscience. Nous savons que nous partageons cette histoire, et que la mettre en commun est, littéralement, une question de vie ou de mort. Nous devons les mettre en lumière pour expliquer, encore et encore, à quel point c’est inacceptable et que les choses doivent impérativement changer.

Personnellement j’ai fait la paix avec mon passé, dans le sens où j’ai lâché prise sur ma responsabilité dans cette affaire et accepté le mal qu’on m’a fait. Je ne peux rien y changer, alors même si je serais probablement marquée à vie, je ne juge pas la douleur que ça me provoque encore parfois comme une marque de faiblesse ou je ne sais quelle connerie. On ne demande pas à une personne, qu’un os anciennement brisé fait parfois souffrir, de ne pas en parler ou, pire, de ne simplement pas souffrir. Ça semblerait absurde.

Mais si j’ai parfois envie d’en parler c’est surtout pour participer à cette « connaissance commune », et idéalement faire en sorte que le poids de cette paroles unie fasse bouger les mentalités. Ça dépasse le besoin de raconter, de se confier, tout ça est déjà fait. Le témoignage de V. est précieux, en cela qu’il participe à relier des expériences diverses mais similaires, à nous souder encore un peu plus face à cette violence qui semble encore trop aller de soi. Force à nous toutes.



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