Gravure ancienne montrant l'entrée d'un terrier.

Dans la catiche

La face mal cachée de la Loutre


Bloguidien 102 : Un livre qui t’as marqué·e, retourné·e, ému·e et que tu souhaites absolument partager.

Temps de lecture estimé : 8 minutes

CW : culture du viol de 1000 ans d’âge

Ce prompt est déjà passé au début du bloguidien, et comme j’avais été un peu trop prolixe à ce moment, j’ai pensé à le zapper. Puis à parler d’un autre livre, après tout pourquoi pas, il y en a tellement qui méritent d’être cités ! Et enfin, j’ai pensé à parler d’un livre qui m’a marquée négativement, et qui a marqué l’histoire sans faire se soulever trop de sourcils. Ce livre, c’est le Dit du Genji (Genji monogatari).

Si vous connaissez déjà le livre, je vais aller vite, ne fuyez pas. Pour les autres, rapide résumé du contexte : le livre a été écrit au 11ème siècle, très probablement par une femme, Murasaki Shikibu (certains textes sont attribués à sa fille, il y a quelques incertitudes à ce niveau). On considère que c’est l’un des premiers romans au monde, et l’un des plus connus du monde.

Je ne vais pas vous raconter l’histoire, pour la simple raison que le format rend la chose difficile : l’ensemble de l’œuvre est composé de plusieurs nouvelles, et même si on suit les aventures de Genji, il se passe des choses assez différentes d’un texte à l’autre. Si vous voulez en savoir plus, la page wikipédia est très bien conçue et très complète. Ou presque.

Ce dont je vais parler, en revanche, c’est de ce qui m’a fait fortement tiquer. Notre petit Genji, prince de son état mais éloigné du pouvoir, est un charmeur de ces dames. Si le texte est très euphémisé, on comprend bien qu’il couche à droite et à gauche, globalement (mais toujours dans la haute société, le texte ne parle que de membres du gouvernement ou proches de la gouvernance, donc absolument pas le bas peuple). Et ça, bon, ok, pourquoi pas. Mais ce qui pose problème, c’est qu’il ne demande pas vraiment l’autorisation avant. Même pas du tout. On pourrait m’objecter que c’est une lecture moderne, que le consentement est sous-entendu quand un mec se faufile de nuit dans la chambre d’une inconnue (gniii), mais hélas je suis une sale féministe. Ça me pose un sérieux problème. Quand un homme « kidnappe » (c’est compliqué) une petite fille parce qu’il devine qu’elle sera jolie plus tard, et la garde jusqu’à ce qu’effectivement elle devienne une belle femme avant de l’ « épouser », ça me dérange. Je suis trop sensible, c’est ma faiblesse.

Alors non, je ne vais pas proposer de « cancel » Murasaki Shikibu. Déjà, plus de 1000 ans est un temps assez long pour qu’on décide de passer à autre chose, la pauvre n’est plus trop concernée par les petites misères de notre monde, et bien entendu on ne peut en aucun cas comparer notre contexte occidental moderne avec le contexte japonais de l’an 1000. J’en parle pour une autre raison : les études faites sur et autour du texte.

Je trouve en effet ce contexte passionnant. J’ai pu découvrir des coutumes dont j’ignorais tout (tendre du tissu blanc partout autour du lit pendant un accouchement est une idée intéressante. Big up aux blanchisseuses), me plonger dans la complexité des relations interpersonnelles autour des personnes de pouvoir (des rangs, des rangs partout, des RANGS ! Vous n’avez pas idée), constater une fois encore que la poésie c’est vraiment pas pour moi. J’aime énormément l’aspect historique du texte, et je trouve fantastique que l’un des textes les plus connus de l’histoire de l’humanité ait été écrit par une femme au 11ème siècle, quand même. C’est sidérant.

Ce qui me pose problème, c’est que des gens construisent parfois une carrière entière autour de l’étude de ce texte sans jamais évoquer à quel point c’est FUCKING PROBLÉMATIQUE EN FAIT. On peut parler de tout ce qui rend ce texte exceptionnel, j’approuve, mais on devrait aussi expliquer, au moins à la marge, qu’utiliser les normes sociales en vigueur pour abuser d’une femme sans qu’elle ne puisse s’en défendre, c’est mal. Je n’ai pas l’impression de demander la lune, très sincèrement. Genji est peut-être un charmeur capable de « tomber une meuf » par le pouvoir de son talent de poète (yo, gazelle, t’es la plus belle), mais certaines situations sont clairement de l’abus de position hiérarchique dominante et, sachant ce qu’on sait, on se doute bien que dans ces cas là, les femmes sont juste coincées.

Imaginons des codes aussi strictes qu’une séparation formelle entre les hommes et les femmes, qui ne sont supposé.e.s se parler qu’à travers un écran de tissu. Imaginons ensuite que des hommes (plusieurs, pas seulement Genji) trichent en profitant d’un trou dans la palissade ou d’un coin de tissu mal fixé pour observer des femmes qui vaquent à leurs occupations, en trouvent une spécialement belle, et qu’ils aillent la chercher plus tard. Ces femmes ne les connaissent généralement pas, n’ont aucun poids dans cette hiérarchie, et sont donc soumises à leur bon vouloir. On ne me fera pas gober que « machin était tellement irrésistible que son charme a marché au premier regard ».

Illustration datée du 17ème siècle, montrant trois femmes admirant une cascade. Au premier plan on voit une barrière de joncs, ou quelque chose comme ça, et un homme est en train de regarder entre les brins.
Non mais regardez ce sale petit bâtard en train de mater, là !

Ajoutons à cela une éducation genrée très différente entre les femmes, à qui on demande la plus grande pudeur, et les hommes, qui mettent déjà en valeur leur nombre de conquêtes (heureusement qu’on a vachement avancé sur ces questions en MILLE ANS, pfiou. Qu’est-ce que ça serait, sinon). Hommes qui, d’ailleurs, n’ont droit qu’à une épouse officielle mais également à des maîtresses.

Je ne suis pas la première à critiquer ce texte, loin de là. Mais les voix qui le font sont généralement moquées (quelle surprise) et se voient opposer des arguments plus ou moins crédibles. Mon préféré est : une jeune femme de bonne famille ne pouvait pas dire « oui » à cause de son rang, il est donc normal de ne pas lui demander son avis. Pardon ? Je sais que c’est vrai, dans ce contexte et à cette époque (pas seulement, d’ailleurs, c’est finalement assez commun pour les femmes de ne pas pouvoir dire « oui »), mais dans ce cas on justifie tout. Surtout que la plupart des rapports décrits sont le fruit d’une sorte de « coup de foudre » où, encore une fois, la femme ne connait pas forcément l’homme. Aucune ne dirait oui à un inconnu après avoir été éduquée avec des valeurs aussi conservatrices, c’est ridicule. De manière générale, et ça vaut pour toutes les femmes dans ce genre de situation et à toutes les époques : si le consentement des femmes à la sexualité est « criminalisé » par la société, alors c’est une société qui fabrique des viols en série. Aucune discussion. C’est trop facile de dire « nan mais une femme bien ne peut pas dire oui, alors j’ai pensé qu’elle voulait quand même ». Les hommes ont un incroyable pouvoir de déduction, par moment. Dommage qu’il ne serve jamais quand il faut deviner si ils sont en train de donner des conseils non sollicités.

De la même façon, on peut lire « la plupart du temps, ces vi- ces rapports démarrent une relation longue durée ». Déjà, « la plupart du temps » laisse donc des femmes sur le carreau (au moins deux me viennent en tête), mais en plus… Wow, c’est une bonne nouvelle de rester en couple avec un type qui s’est servi sans demander ? Ah bah cool. C’est sympa, une relation de longue durée qui démarre sur des bases aussi saines.

Bref, c’est un de ces sujets très spécifiques qui m’agacent prodigieusement: voir des vieux mâles dire avec aplomb que, considérant les normes sociales en vigueur, Genji ne viole pas. Il séduit. Ce à quoi je réponds que, considérant les normes sociales en vigueur qui ne permettent aucun consentement, et ce faisant cultivent une incertitude coupable, dans le doute je considère que ce sont des viols.

Encore une fois, je n’attaque pas le texte dans son contexte. Je n’attaque pas son autrice (ou ses autrices), qui vivaient dans un monde qu’on ne peut qu’à peine imaginer. Je trouve simplement qu’une lecture moderne devrait être critique, et que cette critique passe par une étude des normes sociales irréalistes qu’on impose aux femmes, et du piétinement constant de leur consentement. Dire « mais cette femme n’avait de toute façon aucun autre choix que de céder à ses avances pour continuer à vivre honorablement dans cette société » n’est pas l’argument que vous croyez.

Il y a, en 2025, encore trop de femmes qui n’ont pas le droit de dire « oui » (certaines sociétés le supportent mal, quand d’autres le criminalisent purement et simplement), mais surtout pas le droit de dire « non » (à un mari imposé, par exemple). Alors je trouve dramatique de devoir expliquer qu’une « acceptation » contrainte dans un contexte précis est moralement indéfendable.

Il va sans dire que je ne vous recommande sincèrement pas la lecture, pour plusieurs raisons : la totalité du texte représente un énorme pavé (je crois que ma version avait 1500 pages), donc c’est long. Ce qui ne serait pas grave si le texte et surtout les traductions, malgré les différentes tentatives, étaient aussi très datées. Les personnages n’ont pas de noms et sont définis par leur fonction, ce qui est parfois perturbant. Et il y en a beauuucoup. Bref, c’est un texte qui a 1000 ans, on l’excuse, mais ça n’est pas une lecture super amusante ni distrayante, même si on oublie le sujet de cette note.



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