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CW : harcèlement de rue, mais j’essaie de le prendre à la légère
J’ai déjà eu l’occasion de l’évoquer, mais la jeunesse dans les zones rurales c’est vraiment une expérience. Les lieux nocturnes sont rares, généralement interdits au mineurs, et le plus souvent : loin.
Cette histoire se passe alors que j’ai 17 ans, presque la majorité, je viens de quitter une relation abusive mais qui m’a permis de vivre à Nice un temps, et donc de profiter de la nuit animée locale. Le retour à la « maison » est rude. J’essaie de renouer avec ma cousine G, qui s’est perdue dans ses propres limbes, et on décide de passer une soirée en solo dans la « ville » la plus proche. C’est l’automne, la nuit tombe tôt, mais on demande quand même à se faire déposer en ville pour glander. Ouais, il n’y aucun lieu ouvert à des ados pour se poser, alors on prévoit d’aller dans un coin un peu mignon de la ville pour discuter. C’est le plan, on reviendra nous chercher plus tard. On a juste envie de profiter de la nuit en rattrapant le temps perdues, il y a beaucoup de choses à raconter depuis la dernière fois qu’on s’est vues.
Sauf que. En route vers cet endroit, on passe devant un bar ouvert (ouais, même si il n’y a plus de médecins à 300 kilomètres à la ronde, croyez bien que vous trouverez toujours un foutu bar ouvert). Ma cousine hésite, elle a envie de prendre des clopes. Bien sûr, personne ne lui en vendra, elle est clairement trop jeune et est, de plus, très petite de taille. Impossible de passer pour majeure. Elle a à peine le temps de dire « faudrait en taxer à quelqu’un » qu’un quelqu’un apparaît spontanément. Quelle chance ! « Salut les filles ! »
Forte d’une certaine expérience de la vie, je me dis immédiatement « et merde » . Mais on est des gamines polies, on répond bonsoir, tout ça. Bien évidemment, il commence à nous demander ce qu’on fait dehors « toutes seules » (on est deux, en fait, alors je ne suis pas un génie des maths mais on est pas chacune toute seule, HEIN. Oui, je sais très bien ce que ça veut dire, je suis juste saoulée.) Il parle, il parle, il nous dit qu’il habite pas loin, si on veut prendre un truc à boire chez lui. Pour une fois (c’est en général une téméraire, pour ne pas dire un danger pour elle-même), G. s’aligne avec mon refus. Non merci, on ne fait que passer, bonne soirée.
Le type s’accroche. Je ne saurais pas lui donner un âge, mais il est vraiiiment plus vieux, minimum nos deux âges additionnés. D’ailleurs, dans un élan de lucidité, il nous les demande. On est en droit de penser que c’est la fin de la torture, il va réaliser le problème tout seul…
Ah ah ah. Doux enfant de l’été.
C’est sa chance : la ville est totalement morte, il n’y a même pas d’éclairage public dans la plupart des rues, et il tombe sur 2 gamines « toutes seules » dont une a plus tôt exprimé assez fort son envie de fumer. Des petites dévergondées, à n’en pas douter !
Problème : on est clairement fuyantes dans la conversation, il ne parvient pas à nous accrocher par son charme naturel (situé quelque part entre une flaque de morve et le sourcil gauche de Macron). Il sort donc une carte inattendue : « Je suis le beau-frère de Machin ». Machin a sorti quelques tubes de musique il y a quelques années (du reggae de blanc), il a écumé les plateaux télé (avant que les gens réalisent à quel point c’était un sale con), donc c’est une bonne carte : famille proche d’un mec célèbre. Hélas pour lui, on n’est pas super impressionnées. On sait ce que vaut Machin, il m’a même engueulée quand j’étais petite parce que j’avais envoyé chier son fiston (une sale petite teigne, vraiment une charmante famille). Bref, c’est un échec critique et on veut toujours se barrer.
Alors il tente le tout pour le tout. Il répète qu’il a à boire chez lui, et précise même « de l’alcool » (des fois qu’on soit complètement gourdes en plus d’être jeunes et que le sous-entendu nous ait échappé jusque là). Et là, dernière carte : « J’ai un grand lit ». Il dit ça avec un air… Absolument dégueulasse, il faut bien le dire. Là, pour ma part, ça commence à paniquer dans mon crâne. Il n’y a personne autour de nous pour nous aider, à part quelques poivrots locaux dans le bar… Aucune aide à attendre de ce côté. Je vois qu’il est déjà lui-même un peu entamé, et j’ai la trouille qu’il commence à s’énerver de notre refus constant. Ma main droite va direct dans ma poche, sur le couteau que j’ai toujours avec moi, « au cas où ». J’ai pas des masses envie de voir le « cas où » arriver ce soir, ni jamais d’ailleurs. Il faut une solution.
Je ne sais pas comment, peut-être grâce à une intelligence collective des meufs en situation à risque, mais je regarde ma cousine et j’approche 2 doigts de ma bouche pour signifier « clope » au moment où elle commence déjà à lui parler. « Ok, on te suit ! Par contre, tu peux me prendre un paquet de clopes juste avant ? On a pas le droit de rentrer alors on t’attend sur le trottoir ! »
Trop gros. Ça ne marchera jamais. Sauf si… Le mec est tellement en joie à l’idée d’avoir ce qu’il veut que ça court-circuite son système de pensées rationnelles. Ça, et le fait d’être déjà un peu bourré, certes. Et en effet, il se dirige vers la porte du bar, tout content. On ne bouge pas. Quand il se retourne vers nous juste avant d’entrer et nous demande si « vous m’attendez, hein ? » on l’encourage avec les plus charmants sourires que vous pouvez imaginez. De vrais petits anges, l’innocence incarnée !
Et quand la porte se ferme derrière lui, on se CALTE. On sait qu’on a peu de temps, il va surement remarquer très vite qu’on est parties, alors on zigzague dans les petites rues qui vont vers la vieille ville et, finalement, on se planque dans un escalier de cave. Au loin, on entend alors « Les filles ? Vous êtes où ? ». On ne peut pas s’empêcher de rire nerveusement, probablement de trouille. Parce que rien ne dit qu’il ne va pas nous chercher, alors on reste là, dans ce petit escalier humide et recouvert de mousse, entre les maisons médiévales, à se faire aussi petites que possible. La vieille ville est sympa, la nuit ! Dommage qu’on n’en profite pas.
Il nous faut un temps infiniment long avant d’en sortir, et nos plans sont annulés : direction le point de rendez-vous pour le retour, un parking nul mais éclairé, en utilisant un looong chemin pour éviter de retomber sur ce sale type.
Le bon côté, c’est que, allez savoir comment, on n’était pas franchement traumatisées par l’aventures. Si jeunes, et déjà si blasées. On a même fait rire la famille en rejouant la scène de façon stupide, en demandant confirmation pour savoir si c’était bien « le beau-frère à Machin ». Visiblement oui, le type était connu pour écumer les rues en étant bourré et engueuler les passant.es, et de fait je l’ai croisé plusieurs fois par la suite (en voiture, ho.) Cette histoire est restée une histoire de « ralliement » avec G. pendant longtemps, le genre d’aventure qu’on se remémore au coin du feu. « Ahah, et on est restées combien de temps dans cette cave, à avoir peur de se faire engueuler ? ». On a vécu des trucs incroyables ensemble, quand j’y repense. Je crois que c’était mon porte-malheur. Ou bien était-ce l’inverse.
Depuis, du temps a passé. J’ai consommé beaucoup de contenu masculiniste pour m’informer et le combattre, et j’ai entendu tellement de fois que les femmes sont manipulatrices et fourbes, qu’elles font croire une chose mais ne vont pas au bout (les sales allumeuses), etc etc. Ce genre de discours me rappelle parfois cette aventure, et je me demande alors ce qu’il y a de si difficile à comprendre dans le concept de : survie. (Ah oui, je sais. La mauvaise foi. J’oublie toujours que ça existe.)
Parce que oui, on pourrait dire qu’on a menti à ce mec en lui faisant croire monts et merveilles avant de le planter dans la rue. C’est un point de vue (misogyne). Mais peut aussi se dire, plus logiquement : on a eu PEUR, même si on en a rit par la suite. Et c’est bien normal. Ce qui l’est moins, c’est que des gamines de 16 et 17 ans aient déjà assez d’expérience de la vie pour savoir qu’un mec adulte tout seul peut être un danger mortel, et aussi avoir déjà les réflexes utiles pour s’en débarrasser. C’est vertigineux, avec le recul. Et c’était pas « dans les banlieues » ou je ne sais quoi, comme le répètent les fachos à chaque occasion, mais dans une minuscule ville perdue au milieu des champs, il y a une éternité. Je me souviens encore de la remarque de monsieur T., qui m’avait dit quelque chose de l’ordre du « c’est étonnant qu’une fille de ton âge (sic) soit encore aussi marrante, en général après 25 ans les meufs sont aigries ». On se demande bien à cause de qui, vraiment, quel mystère. (Inutile de revenir sur son caractère misogyne et profondément con, z’inquiétez pas, c’est acté).
On a toujours été obligées d’apprendre à gérer des prédateurs par nous-mêmes sans pouvoir compter sur les autres, parce que rien ne dit que les autres (si il y en a) vont nous aider. Et ça se retourne contre nous à la première occasion. Alors hein, féministes aussi longtemps qu’il le faudra ! (Ouais, je sais, on part plutôt sur un CDI… Pfff.)
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