Gravure ancienne montrant l'entrée d'un terrier.

Dans la catiche

La face mal cachée de la Loutre


Pétro-masculinité

Temps de lecture estimé : 14 minutes

J’avais envie de parler de ça, aujourd’hui. Parce que Trump est de retour, qu’il est déjà en train de casser des années de travaux scientifiques importants, parce que… C’est juste terrifiant en fait, je n’ai même pas les mots pour en parler et je vais donc m’en abstenir. Je ne vais pas parler de politique récente ici, ne vous inquiétez pas, mais d’un concept sociologique qui me tient à cœur (et à cerveau, surtout) depuis un bon moment… Le croisement de concepts qui n’ont à priori rien en commun (le sexisme et l’utilisation des énergies fossiles, entre autres), et qui pourtant se croisent de manière spectaculaire depuis une dizaine d’années. Si vous vous êtes déjà renseigné sur ce concept de pétro-masculinité, je ne vais rien vous apprendre… Mais si vous avez envie de découvrir ça, restez ! Gardez tout de même à l’esprit que je ne suis qu’une random qui s’interroge, je n’ai aucune conclusion à apporter à quoi que ce soit. Hélas.

Sur ce, revenons un peu en arrière.

2013. MaddAddam, écrit par Margaret Atwood et premier livre de la trilogie connue sous le même nom, est publié.

2018. Cara Daggett publie un article scientifique connu sous le nom de « Petro-masculinity: Fossil Fuels and Authoritarian Desire » .

2020. Je découvre MaddAddam, je tombe totalement amoureuse des livres malgré des passages… Parfois difficiles à accepter, et qui vont me faire m’interroger sur ma révulsion. J’en suis tellement dingue que j’emmerde tout le monde avec (classic loutre), et qu’un ami plaisante un jour du concept de l’église PetrOleum contenu dans le livre, un concept qui lui semble assez farfelu et drôle. Mais Margaret Atwood, malgré les choses parfaitement légitimes qu’on peut lui reprocher, est loin d’être farfelue. Quand elle nous parle du Révérend, un type abominable à la tête de sa secte d’adorateurices du saint Pétrole, elle a déjà saisi cette tendance de fond depuis bien longtemps. Elle a probablement déjà vu les véhicules à fumée artificiellement noire circuler, et elle a mis le doigts sur quelque chose d’important.

Pour situer le contexte avant de vous laisser avec un long extrait du livre, nous sommes dans un monde post-apo très atypique. Le genre d’apo qui n’a pas tout « apoté » , si vous voulez ! Les gens vivent dans des conditions vaguement différentes des nôtres, une Terre dégradée, mais finalement ça ressemble à ce qu’on connait déjà, ou plutôt ça pourrait être le monde actuel à quelques « détails » près (et ça en dit plus sur notre société que je n’ai envie d’y penser). Mais je vous laisse découvrir le Révérend :

« Le Révérend avait son propre culte bien à lui. C’était la façon de procéder à l’époque quand on voulait engranger des millions de dollars, et qu’on avait un talent naturel pour fulminer, tempêter et intimider, et aussi pour rameuter ses ouailles en prêchant d’une voix d’or – à défaut d’avoir un talent pour d’autres domaines hautement lucratifs tels que le trading des produits dérivés. Savoir dire aux gens ce qu’ils veulent entendre, s’intituler religion, presser le citron pour obtenir des dons, se lier d’amitié avec des politiciens ou les menacer, pratiquer l’évasion fiscale. Il fallait quand même reconnaître un certain mérite à ce type. Il était tordu comme un bretzel, c’était un fumier de salopard de rat de merde avec une auréole en fer-blanc, mais il n’était pas bête.
Comme en témoigne son succès. Quand Zeb était né, le Révérend avait déjà une mégaéglise, avec de grands panneaux de verre et du faux granit, et des prie-Dieu en bois imitation chêne, au milieu des grandes plaines. L’Église de PetrOleum, affiliée à une religion moins marginale, les PetroBaptistes. Les affaires avaient bien marché pour eux un moment, à peu près à l’époque où les ressources en pétrole accessible commençaient à se faire rare, que les prix explosaient et que le désespoir s’emparait des plèbezones. Un tas de pontes des Corps venaient à l’église, invités à faire un discours. Ils remerciaient Dieu le Père tout-puissant d’avoir béni le monde avec les gaz de pot d’échappement et les produits toxiques, et ils levaient les yeux au ciel comme si l’essence venait du Paradis. Ils étaient d’une piété d’enfer. […]
Le Révérend avait mis au point une théologie pour l’aider à rafler le fric. Naturellement, il lui avait trouvé un fondement dans les Écritures. Matthieu, chapitre XVI, verset 18 : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église.
« “Pas besoin d’être un génie, disait le Révérend, pour savoir que Pierre se dit Petrus en latin, et par conséquent, c’était véritablement une référence au pétrole, petroleum, c’est-à-dire l’huile qui vient de la pierre. Ainsi donc, mes amis, ce verset ne parle pas seulement de saint Pierre : c’est une prophétie, une vision de l’âge du Pétrole, et la preuve, mes amis, la preuve est sous vos yeux, car regardez ! Qu’y a-t-il de plus précieux pour nous aujourd’hui que le pétrole ?” Pas à dire, ce foutu fumier était fort.[…]
« N’oublie pas la partie Oleum. C’était encore plus important que l’autre moitié, Petrus. Le Révérend pouvait déblatérer pendant des heures sur Oleum : Mes amis, comme nous le savons tous, oleum est le mot latin pour l’huile. Et certes, l’huile est sacrée à travers la Bible ! Qu’utilise-t-on pour l’onction des prêtres, des prophètes et des rois ? De l’huile ! C’est la marque des élus, le saint chrême consacré ! Quelle autre preuve nous faut-il du caractère sacré de notre huile à nous, ce pétrole mis sous la terre par Dieu pour ses fidèles afin qu’ils multiplient Ses œuvres ? Ses appareils d’extraction de l’Oleum abondent sur cette planète qui est notre Domaine, et il prodigue son bienfait d’Oleum parmi nous ! N’est-il pas dit dans la Bible qu’il faut se garder de cacher sa lumière sous le boisseau ? Et qu’y a-t-il de plus efficace que le pétrole pour entretenir les lumières ? C’est bien cela, mes amis ! Le Saint Oleum ne doit pas être caché sous un boisseau – en d’autres termes, laissé sous les rochers –, car cela reviendrait à bafouer la Parole ! Élevons nos voix et chantons, et que l’Oleum se déverse en flots toujours plus puissants et bénis ![…]
Dans l’église du Révérend – et aussi autour de sa table à dîner –, on ne priait pas pour demander le pardon, ni même de la pluie, même si Dieu sait qu’on aurait bien eu besoin d’un peu des deux. On priait pour avoir du pétrole. Ah, et aussi du gaz naturel – le Révérend l’avait inclus dans sa liste des cadeaux divins réservés aux élus. Chaque fois qu’on disait le bénédicité avant le repas, le Révérend faisait remarquer que c’était grâce au pétrole que nous avions de la nourriture sur la table, car c’était lui qui faisait marcher les tracteurs qui labouraient les champs, et les camions qui la transportaient jusqu’aux magasins, et aussi la voiture que notre dévouée mère, Trudy, prenait pour aller l’acheter, et c’était encore le pétrole qui permettait d’avoir l’électricité nécessaire pour la cuisiner. C’est comme si nous mangions et buvions du pétrole – ce qui était vrai en un sens –, alors à genoux et priez ! »

Comme je le disais, Margaret Atwood n’est pas une petite comique. Vous le savez peut-être, mais, par exemple, rien de ce que vous lirez dans la Servante Écarlate n’est de la pure fiction : elle a déjà longuement parlé du fait que toutes les situations atroces vécues par les personnages se sont déjà produites dans l’histoire. Il est d’ailleurs amusant de noter que des gens ont jugé qu’elle parlait d’Islam alors que sa meilleure inspiration est offerte par l’église mormone, comme elle en rit elle-même. Mais passons. Donc oui, madame Atwood se documente beaucoup avant d’écrire, alors même si le concept n’avait pas encore été « officiellement » théorisé, elle nous offre cette idée, qui peut sembler ridicule au premier coup d’œil , de lier le pétrole à un culte religieux. Il n’est pas encore question de le lier directement à la masculinité, et pourtant : quelle figure est plus patriarcale qu’un guide spirituel ? Pire encore, un évangéliste, le genre de personnes avec lesquelles il ne vaut mieux pas évoquer les droits des femmes, comme les droits reproductifs. Et moi, après cette lecture, je vais commencer à tourner en boucle sur cette idée. Le lien est évident, il est là, devant nos yeux, mais tellement difficile à exprimer clairement !

L’article de Cara Daggett est venu combler les trous et créer les liens manquants. J’ai mis très longtemps à le lire, et plus encore avant d’en parler, parce que ça n’était pas non plus la révolution que j’imaginais (je trouve encore une fois qu’elle reste un peu en surface des choses les plus intéressantes), mais il mérite le coup d’œil.

Résumé en français : « Depuis quelques années, force est de constater que le réchauffement climatique est accompagné par des mouvements autoritaires qui dénient ce phénomène et nourrissent des puissants élans racistes et misogynes. Plutôt que de considérer de manière séparée chacun de ces trois types de ressentiments différents, nous proposons d‘approcher leurs combinaisons à travers le concept de petro-masculinité. Ce concept nous permet d‘éclairer la manière par laquelle le rôle historique des systèmes énergétiques qui se basent sur les combustibles fossiles soutient le pouvoir du patriarcat blanc. L‘étude de cette relation nous permet d‘ailleurs de mieux comprendre en quoi les inquiétudes suscitées par l‘anthropocène peuvent intensifier un désir de régime politique autoritaire. Cette notion nous suggère que les combustibles fossiles portent en eux plus que la seule question du profit. En effet, ils contribuent à forger des identités qui mettent gravement en péril toute politique qui voudrait encourager le développement des énergies post carbone. Enfin, à travers une lecture psychopolitique de l‘autoritarisme, nous démontrons que l‘usage des combustibles fossiles occupe dans l‘ordre social actuel une fonction stratégique pour le maintien de son hégémonie. En réaction à l‘émergence croissante des questions de genre et des problèmes climatiques, l‘exploitation d‘énergies fossiles tend à se muer toujours plus en une pratique de compensation violente de la masculinité ébranlée. »

Si vous avez envie de le lire, il est disponible sur Sci-Hub (cœur). Elle y développe un peu ses arguments, sachant qu’il y était question du premier mandat de Trump et qu’il était déjà en plein délire quasi-pornographique sur les énergies fossiles (et je ne savais pas que le « Drill, baby, drill ! » nous venait de Sarah Palin en 2009, ou alors j’avais oublié pour préserver ma santé mentale…). C’est encore plus triste à lire aujourd’hui, avec son retour et tout ce que ça implique pour la planète. Mais j’ai envie de relever deux choses qui me semble très intéressantes dans son article :

  • La première, c’est quand elle parle de la pratique du « rollin’ coal », ce délire anti-environnemental qui consiste à faire brûler un maximum de carburant à son énoooorme véhicule pour produire de la fumée noire. Cara Daggett nous dit : « Coal, which is not actually burned, functions as a symbol of industrial power expressed as pollution. The truck becomes its own mini-factory, complete with belching smokestacks; the driver becomes a coal baron. Rollin’ coal has long been popular in the world of diesel truck racing, but in 2014, the practice emerged on roadways as a conservative protest against environmentalism, the Environment Protection Agency (EPA) and, soon after, anti-Trump protesters[…]One commentator fittingly called the videos ‘pollution porn’. Hyper-masculine discourse surrounds the practice (‘It’s just a testosterone thing. It’s manhood’, Sean Miller told Slate magazine) » . Je trouve cet angle vraiment intéressant : d’un côté on voit l’aspect traditionnel du rôle de l’homme qui s’exprime avec l’image du travailleur, ou même de l’entrepreneur (il a sa propre « usine » à fumée dégueulasse), mais aussi le côté visiblement libérateur pour certains de voir cette épaisse fumée s’échapper des « cheminées » (« Spectators and coal rollers express pleasure in the noise, the smell, and the beauty of the smoke, all of which give them a sensation of power »). On est vraiment en plein dans la figure caricaturale de l’homme blanc cishet américain qui travaille dur pour ramener le pain à la maison… Même si je doute que, vu le prix du machin, on voit vraiment beaucoup de prolétaires s’adonner à ce genre de pratiques. Enfin j’en sais rien, j’ai pas de stats, après tout le monde ne cesse de me surprendre (en mal) alors qui sait. On voit cependant clairement que, pour parler très simplement, avoir une grosse vature qui fait du gros vroum vroum tout noir est une forme d’expression du pouvoir dont ils ont l’impression de manquer, et donc, une compensation pour leur virilité malmenée (d’après eux, hein).
  • Plus tard, on peut lire : « Rollin’ coal and other methods of fossil fuel burning become tempting weapons for seeking vengeance against the forces that threaten petro-patriarchal orders. Fossil violence most obviously punishes the Earth (ever allied to femininity in the Western imagination), but it should also be appreciated as a misogynist tactic[..] » et je coupe là parce qu’elle se lance dans une phrase très longue que vous pourrez aller lire vous-même si vous avez envie. Ce que je note de capital, ici, c’est une misogynie tellement profonde qu’elle en est inconsciente : la Terre est vue comme une femme, en quelque sorte, car généralement associée à la féminité (la Terre est notre foyer, donc un domaine « féminin » , et elle nous a donné la vie, là encore relié à la féminité dans l’imaginaire collectif, etc). Elle en parle plus loin il me semble, mais il y a quelque chose de sexuel dans cette obsession à piller (et donc, par analogie, vous comprenez très bien à quoi ça fait référence) la Terre autant que possible. L’image du forage n’aide d’ailleurs pas à sortir de cette idée… Prendre, prendre, toujours prendre et ne laisser que des ruines. Partant de là, la domination masculine est totale et absolue quand, en plus de la forer pour la vider de ses ressources, on utilise les-dites ressources abusivement, et ostensiblement. « J’ai le pouvoir sur la Terre, j’ai le pouvoir sur absolument tout ».

Je trouve tout ceci fascinant. Je vous conseille vraiment de lire l’article, elle y trace des liens avec le racisme et les régimes autoritaires, il fait 10 pages, c’est vite mangé. En tout cas, ça m’aide à comprendre mes raisons (et peut-être les vôtres) pour avoir toujours eu du mal avec ce culte des gros véhicules, des gros moteurs, du gros bruit. On sent que c’est quelque chose qui va chercher du côté du besoin de montrer sa puissance, et que c’est pas forcément le signe d’une « virilité saine » si j’ose le dire ainsi. Attention, je ne juge pas les passions des gens, je ne dis pas « vous êtes un gros sexiste si vous aimez les grosses voitures ». Je dis que c’est un rapport qui se vérifie parfois, et que s’interroger sur les raisons qui nous animent ne fait jamais de mal. Et oui, je sais qu’il y a des femmes passionnées de grosse mécanique. Mais il y a aussi des chasseuses, que voulez-vous que je vous dise ! (… Pardon, j’avais besoin de le dire, c’était plus fort que moi). Plus sérieusement, ça reste quand même un domaine connu pour son machisme, je ne vous apprends rien.

Bref, je n’ai pas l’impression d’avoir encore terminé de réfléchir à ces questions, je les regarde encore comme si je découvrais un tableau immense en me disant « tiens tiens… Je n’avais pas pensé à ça. C’est intéressant. » (avec une main sous un coude et l’autre sous le menton, vous avez l’image maintenant). Mais voilà, ça m’interroge encore beaucoup et j’ai peur que ça ne soit que le commencement…



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