Temps de lecture estimé : 6 minutes
On connaît toustes le principe des émotions, et on sait les reconnaître.
On sait reconnaître la colère, qui nous submerge et nous donne envie d’être méchant.e avec une personne, au moins verbalement. Cette pulsion brûlante qui ne demande qu’à être expulsée de nous par tous les moyens.
On connaît l’amour et l’attachement, qui provoque cette étrange bouffée de douceur qui nous engouffre entièrement quand on regarde nos chats, nos chiens ou même, paraît-il, nos enfants (je ne peux pas juger ce point).
Ce ne sont pas que des idées mais bien des sensations physiques, quelque chose d’incontrôlable qui s’impose à nous. On ne pense pas une émotion, on l’expérimente, on l’accepte, on l’observe.
Je me suis donc toujours demandée pourquoi on parlait si rarement des autres émotions, les multiples émotions sans noms, celles qui ne découlent pas de celles qu’on reconnaît généralement comme une base commune (tristesse, joie, peur, colère, étonnement…). J’imagine que la plupart de ces émotions sont propres à chacun.e.s, ce qui explique leur absence. Ou alors elles sont trop difficiles à décrire, et les gens abandonnent cette idée.
Pourtant elles existent, et ne sont pas moins fortes que les autres. Elles ne sont pas toujours liées à un autre état, ne sont pas forcément d’un « alignement » bon ou mauvais. Elles sont, simplement.
Je me suis parfois lancée dans leur description auprès d’autres personnes, mais devant les regards interloqués j’ai rapidement abandonné cette idée. Et ça me frustre, la preuve : j’y reviens finalement.
Je vais tenter de vous proposer des exemples. Je ne sais pas si ça va vous parler, si vous allez reconnaître ces émotions. Mais je sais que je ne suis pas la seule à les vivre, elle ou des versions qui me sont inconnues, et j’en veux pour preuve un mot qui a beaucoup de succès ces dernières années : anémoia, la nostalgie pour une époque que l’on n’a pas vécu. Suffisamment de gens l’ont ressentie pour que le mot émerge à la vie, malgré sa spécificité.
Les émotions dont je vais parler sont elles aussi très spécifiques. Certaines ne sont d’ailleurs apparues qu’une fois dans ma vie, et je ne peux les décrire qu’en fonction de leur contexte, à défaut de mieux.
- L’émotion que j’ai ressenti en sortant du lycée la dernière fois, en ayant décidé que je ne reviendrai plus jamais. Une sensation de puissance, de maîtrise de ma vie, et une intense liberté. Quelque chose de primitif et de joyeux, un plaisir quasi viscéral. Du soulagement, aussi. Mais pas un simple cocktail, non, une émotion à part entière.
- L’émotion que je qualifie du « nouveau jeu vidéo qui me plaît ». J’imagine qu’elle va gratter du côté de l’excitation et du plaisir, mais elle est réservée à de rares élus. Les jeux qui me happent réellement, et dans lesquels j’ai envie de replonger à peine le jeu quitté. C’est une émotion devenue rare ces dernières années, mais parfois elle revient, et je m’en délecte. Je le sens dans mon ventre, j’ai envie de jouer !
- Les émotions individuelles des maisons des autres. Chaque lieu de vie me procure une émotion spécifique. Ni bonne ni mauvaise, elle survient automatiquement quand je vais chez une personne. La direction vient plus tard, selon mon envie d’y retourner ou non. Je ne peux pas repenser à certains lieux sans être submergée par l’émotion qui les accompagnent, et je ne peux vraiment pas leur adjoindre une autre sensation connue. Il y a cependant une exception.
- La maison de D. Un endroit qu’on a gardé quelques jours avec le chéri, en échange des tâches terribles de s’occuper des potichats et du potiponey. Elle était étrangement conçue, sur 3 étages relativement étroits mais incroyablement cozy. On s’installait le plus souvent en bas, dans le salon surchargé de déco ancienne et douillette, en face de la cheminée dans laquelle on allumait un feu. J’y étais incroyablement bien…
- L’émotion de ma première pizza dans le sud-est. La personne avec qui j’étais s’est arrêtée dans un lieu étrange, au bord d’une route en hauteur, à côté d’un petit muret en pierres. On s’est posé.e.s là, totalement à l’arrache tellement on avait faim, avec cette pizza. J’avais peur du futur, j’étais heureuse, je trouvais cette pizza délicieuse.
- L’émotion du départ en train. Regarder défiler le paysage, savoir que j’avais du temps devant moi… Un peu de tristesse de quitter des gens, la joie d’en retrouver d’autres. Le calme du train, le temps propice à l’introspection.
- L’émotion addictive de l’école buissonnière. Celle de rentrer seule dans la maison vide, le calme envahissant des lieux, le soulagement de ne pas affronter l’hostilité du milieu scolaire, la pointe d’inquiétude d’être découverte…
- L’émotion du jour du déménagement dans le sud-ouest. Ce jour-là, alors que nous devions faire un trajet environ Grasse > Bordeaux, une tempête de neige terrible s’est levée et on s’est retrouvé coincé.e.s en pleine nuit sur le parking d’un supermarché. Derrière nous, le chat dans sa boite. C’était une catastrophe, j’étais en panique de la savoir dans l’impossibilité de manger, boire ou passer dans sa caisse. Il nous fallait absolument une solution, et nous avons attendu, terriblement inquièt.e.s, jusqu’au matin. C’était à Montpellier, et tout le monde était dans la même situation. Pour vous la faire courte, on a eu la chance incroyable de trouver un appart’hotel qui avait une chambre dispo, et je ne sais quel instinct en moi m’avait fait emballer la caisse du chat, litière incluse, dans un gros sac poubelle. Le personnel n’a pas été chiant, iels savaient que la situation était particulière, et très rapidement le pompon était installé, bien que terrifiée pendant au moins dix minutes, dans notre chambre. On a ensuite passé quelques jours totalement coupé.e.s du monde, à manger n’importe quoi et à regarder des conneries à la télé. C’est cette émotion-là qui est née, l’émotion d’être dans une sorte de coton à l’écart de tout, où rien n’avait d’importance et où nous n’étions pas en danger. C’était doux.
- L’émotion d’écrire, dans mon lit et dans le noir, avec mon petit chat qui ronflotte doucement à mes côtés, et se réveille parfois en miaulant pour vérifier que je suis toujours là, et que je ne l’ai pas abandonnée.
Vous saisissez l’idée, je pense. J’essaie de décrire ces émotions par le biais des ponts que je perçois pour les lier à d’autres, mais leur ressenti est vraiment unique. Quand je pense à l’une d’entre elles, je la ressens de nouveau avec la même force que celle de la souffrance du deuil quand je convoque les disparu.e.s, ou l’amour un peu béat que j’éprouve quand le chéri fait une des nombreuses choses stupides qui me font rire. Mais ce sont des émotions indescriptibles, pas par leur intensité mais par leur unicité. Comment décrire un éléphant à quelqu’un qui n’en a jamais vu…
… Ceci dit, je n’exclue pas la possibilité d’être simplement mal câblée. C’est tout à fait possible.
Laisser un commentaire